De la poésie dramatique

Denis Diderot, De la poésie dramatique, 1758.
[AT. VII, 299-394.]


XXI. De la pantomime

Un paradoxe dont peu de personnes sentiront le vrai, et qui révoltera les autres (mais que vous importe à vous et à moi? premièrement dire la vérité, voilà notre devise), c'est que, dans les pièces italiennes, nos comédiens italiens jouent avec plus de liberté que nos comédiens français; ils font moins de cas du spectateur. Il y a cent moments où il en est tout à fait oublié. On trouve, dans leur action, je ne sais quoi d'original et d'aisé, qui me plaît et qui plairait à tout le monde, sans les insipides discours et l'intrigue absurde qui le défigurent. A travers leur folie, je vois des gens en gaieté qui cherchent à s'amuser, et qui s'abandonnent à toute la fougue de leur imagination; et j'aime mieux cette ivresse, que le raide, le pesant et l'empesé.

« Mais ils improvisent : le rôle qu'ils font ne leur a point été dicté. »
でも彼等は即興でやる、つまり、彼等が演じる役は事前に教え込まれたものではないのだ。

Je m'en aperçois bien.
それはそうだ。

« Et si vous voulez les voir aussi mesurés, aussi compassés et plus froids que d'autres, donnez-leur une pièce écrite. »
だから、もし君が他国の俳優と比べて同じくらい規則的で堅苦しく、いっそう味気なくなった彼等を見たければ、彼等に戯曲を書いてやればいい。

J'avoue qu'ils ne sont plus eux : mais qui les en empêche? Les choses qu'ils ont apprises ne leur sont-elles pas aussi intimes, à la quatrième représentation, que s'ils les avaient imaginées?
そうしたら彼等は最早イタリアの俳優ではなくなってしまう、それは私も認めるよ。しかし、どうしたってそうなってしまうのだ。四度も上演すれば、彼等の身に付いたものは事前に想像しておいた場合と同じような、手慣れたものになってしまうのではないか。

« Non. L'impromptu a un caractère que la chose préparée ne prendra jamais. »
それは違う。即興には事前に準備しておいたものが決して持ちえない性質caractèreがある。

Je le veux. Néanmoins, ce qui surtout les symétrise, les empèse et les engourdit, c'est qu'ils jouent d'imitation; qu'ils ont un autre théâtre et d'autres acteurs en vue. Que font-ils donc? Ils s'arrangent en rond; ils arrivent à pas comptés et mesurés; ils quêtent des applaudissements, ils sortent de l'action; ils s'adressent au parterre; ils lui parlent, et ils deviennent maussades et faux.
そうあって欲しいとは思うよ。しかし、とりわけ俳優をsにし、eし、engするもの、それは彼等が模倣で演じるという事実だ。

Une observation que j'ai faite, c'est que nos insipides personnages subalternes demeurent plus communément dans leur humble rôle, que les principaux personnages. La raison, ce me semble, c'est qu'ils sont contenus par la présence d'un autre qui les commande : c'est à cet autre qu'ils s'adressent; c'est là que toute leur action est tournée. Et tout irait assez bien, si la chose en imposait aux premiers rôles, comme la dépendance en impose aux rôles subalternes.

Il y a bien de la pédanterie dans notre poétique; il y en a beaucoup dans nos compositions dramatiques : comment n'y en aurait-il pas dans la représentation?

Cette pédanterie, qui est partout ailleurs si contraire au caractère facile de la nation, arrêtera longtemps encore les progrès de la pantomime, partie si importante de l'art dramatique.

y/*^ J'ai dit que la pantomime est une portion du-drames que ^l'auteur s'en doit occuper sérieusement; que si elle ne lui est pas familière et présente, il ne saura ni commencer, ni conduire, ni terminer sa scène avec quelque vérité; et que le geste doit s'écrire souvent à la place du discours.

J'ajoute qu'il y a des scènes entières où il est infiniment O plus naturel aux personnages de se mouvoir que de parler; et je vais le prouver.

Il n'y a rien de ce qui se 'passe dans le monde, qui ne puisse avoir lieu sur la scène. Je suppose donc que deux hommes, incertains s'ils ont à être mécontents ou satisfaits l'un de l'autre, en attendent un troisième qui les instruise : que diront-ils jusqu'à ce que ce troisième soit arrivé? Rien. Ils iront, ils viendront, ils montreront de l'impatience; mais ils se tairont. Ils n'auront garde de se tenir des propos dont ils pourraient avoir à se repentir. Voilà le cas d'une scène toute ou presque toute pantomime : et combien n'y en a-t-il pasd'autres?

Pamphile se trouve sur la scène avec Chremès et Simon 1.
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Chremès prend tout ce que son fils lui dit pour les impostures d'un jeune libertin qui a des sottises à excuser. Son fils lui demande à produire un témoin. Chremès, pressé par son fils et par Simon, consent à écouter ce témoin. Pamphile va le chercher, Simon et Chremès restent. Je demande ce qu'ils font pendant que Pamphile est chez Glycérion, qu'il parle à Criton, qu'il l'instruit, qu'il lui explique ce qu'il en attend, et qu'il le détermine à venir et à parler à Chremès son père? Il faut, ou les supposer immobiles et muets, ou imaginer que Simon continue d'entretenir Chremès; que Chremès, la tête baissée et le menton appuyé sur sa main, l'écoute, tantôt avec patience, tantôt avec colère; et qu'il se passe entre eux une scène toute pantomime.

Mais cet exemple n'est pas le seul qu'il y ait dans ce poëte. Que fait ailleurs un des vieillards sur la scène, tandis que l'autre va dire à son fils que son père sait tout, le déshérite, et donne son bien à sa fille1?

Si Térence avait eu l'attention d'écrire la pantomime, nous n'aurions là-dessus aucune incertitude. Mais qu'importe qu'il l'ait écrite ou non, puisqu'il faut si peu de sens pour la supposer ici? Il n'en est pas toujours de même. Qui est-ce qui l'eût imaginée dans l'Avare? Harpagon est alternativement triste et gai, selon que Frosine lui parle de son indigence ou de la tendresse de Marianne. Là, le dialogue est institué entre le discours et le geste.

A II faut écrire la pantomime toutes les fois qu'elle fait tableau; qu'elle donne de l'énergie ou de la clarté au discours; qu'elle lie le dialogue; qu'elle caractérise ; qu'elle consiste dans un jeu délicat qui ne se devine pas; qu'elle tient lieu de réponse, et presque toujours au commencement des scènes.

Elle est tellement essentielle, que de deux pièces composées, l'une, eu égard à la pantomime, et l'autre sans cela, la facture sera si diverse, que celle où la pantomime aura été considérée comme partie du drame, ne se jouera pas sans pantomime; et que celle où la pantomime aura été négligée, ne se pourra pantomimer. On ne l'ôtera point dans la représentation au poëme qui l'aura, et on ne la donnera point au poëme qui

1. Dans l'Heautontimorwnenos, acte V, scènes i et II. (br.)

ne l'aura pas. C'est elle qui fixera la longueur des scènes, et qui colorera tout le drame.

Molière n'a pas dédaigné de l'écrire, c'est tout dire.

Mais quand Molière ne l'eût pas écrite, un autre aurait-il eu tort d'y penser? O critiques, cervelles étroites, hommes de peu de sens, jusqu'à quand ne jugerez-vous rien en soi-même, et n'approuverez ou ne désapprouverez-vous que d'après ce qui est!

Combien d'endroits où Plaute, Aristophane et Térence ont embarrassé les plus habiles interprètes, pour n'avoir pas indiqué le mouvement de la scène! Térence commence ainsi les Adelphes : « Storax... Eschinus n'est pas rentré cette nuit. » Qu'est-ce que cela signifie? Micion parle-t-il à Storax? Non. Il n'y a point de Storax sur la scène dans ce moment; ce personnage n'est pas même de la pièce. Qu'est-ce donc que cela signifie? Le voici. Storax est un des valets d'Eschinus. Micion l'appelle; et Storax ne répondant point, il en conclut qu'Eschinus n'est pas rentré. Un mot de pantomime aurait éclairci cet endroit.

C'est la peinture des mouvements qui charme, surtout dans les romans domestiques. Voyez avec quelle complaisance l'auteur de Pamcla, de Grandisson et de Clarisse s'y arrête! Voyez quelle force, quel sens, et quel pathétique elle donne à son discours! Je vois le personnage; soit qu'il parle, soit qu'il se taise, je le vois; et son action m'affecte plus que ses paroles.

Si un poëte1 a mis sur la scène Oreste et Pylade, se disputant la mort, et qu'il ait réservé pour ce moment l'approche des Euménides, dans quel effroi ne me jettera-t-il pas, si les idées d'Oreste se troublent peu à peu, à mesure qu'il raisonne avec son ami; si ses yeux s'égarent, s'il cherche autour de lui, s'il s'arrête, s'il continue de parler, s'il s'arrête encore, si le désordre de son action et de son discours s'accroît; si les Furies s'emparent de lui et le tourmentent; s'il succombe sous la violence du tourment; s'il en est renversé par terre; si Pylade le relève, l'appuie, et lui essuie de sa main le visage et la bouche; si le malheureux fils de Clytemnestre reste un moment dans un état d'agonie et de mort; si, entr'ouvrant ensuite les pau

1. Euripide, dans Vlphigénie en Tauride. (br.)

pières, et semblable à un homme qui revient d'une léthargie profonde, sentant les bras de son ami qui le soutiennent et qui le pressent, il lui dit, en penchant la tête de son côté, et d'une voix éteinte : « Pylade, est-ce à toi de mourir? » quel effet cette pantomime ne produira-t-elle pas? Y a-t-il quelque discours au monde qui m'affecte autant que l'action de Pylade relevant Oreste abattu, et lui essuyant de sa main le visage et la bouche? Séparez ici la pantomime du discours, et vous tuerez l'un et l'autre. Le poëte qui aura imaginé cette scène, aura surtout montré du génie, en réservant, pour ce moment, les fureurs d'Oreste. L'argument qu'Oreste tire de sa situation est sans réponse.

Mais il me prend envie de vous esquisser les derniers instants de la vie de Socrate1. C'est une suite de tableaux, qui prouveront plus en faveur de la pantomime que tout ce que je pourrais ajouter. Je me conformerai presque entièrement à l'histoire. Quel canevas pour un poëte!

Ses disciples n'en avaient point la pitié qu'on éprouve auprès d'un ami qu'on assiste au lit de la mort. Cet homme leur paraissait heureux; s'ils étaient touchés, c'était d'un sentiment extraordinaire mêlé de la douceur qui naissait de ses discours, et de la peine qui naissait de la pensée qu'ils allaient le perdre.

Lorsqu'ils entrèrent, on venait de le délier. Xantippe était assise auprès de lui, tenant un de ses enfants entre ses bras.

Le philosophe dit peu de choses à sa femme; mais, combien de choses touchantes un homme sage, qui ne fait aucun cas de la vie, n'aurait-il pas à dire sur son enfant?

Les philosophes entrèrent. A peine Xantippe les aperçutelle, qu'elle se mit à désespérer et à crier, comme c'est la coutume des femmes en ces occasions : « Socrate, vos amis vous parlent aujourd'hui pour la dernière fois; c'est pour la dernière fois que vous embrassez votre femme, et que vous voyez votre enfant. »

Socrate se tournant du côté de Criton, lui dit: « Mon ami, faites conduire cette femme chez elle. » Et cela s'exécuta. On entraîne Xantippe; mais elle s'élance du côté de Socrate,

1. Voir ci-dessus, p. 313

lui tend les bras, l'appelle, se meurtrit le visage de ses mains, et remplit la prison de ses cris.

Cependant Socrate dit encore un mot sur l'enfant qu'on emporte.

Alors, le philosophe prenant un visage serein, s'assied sur son lit, et pliant la jambe d'où l'on avait ôté la chaîne, et la frottant doucement, il dit:

« Que le plaisir et la peine se touchent de près! Si Ésope y avait pensé, la belle fable qu'il en aurait faite!... Les Athéniens ont ordonné que je m'en aille, et je m'en vais... Dites à Événus qu'il me suivra, s'il est sage. »

Ce mot engage la scène sur l'immortalité de l'âme.

Tentera cette scène qui l'osera; pour moi, je me hâte vers mon objet. Si vous avez vu expirer un père au milieu de ses enfants, telle fut la fin de Socrate au milieu des philosophes qui l'environnaient.

Lorsqu'il eut achevé de parler, il se fit un moment de silence, et Cri ton lui dit : « Qu'avez-vous à nous ordonner?

SOCRATE.

De vous rendre semblables aux dieux, autant qu'il vous sera possible, et de leur abandonner le soin du reste.

CRITON.

Après votre mort, comment voulez-vous qu'on dispose de vous?

SOCRATE.

Criton, tout comme il vous plaira, si vous me retrouvez. »

Puis, regardant les philosophes en souriant, il ajouta:

« J'aurai beau faire, je ne persuaderai jamais à notre ami de distinguer Socrate de sa dépouille. «

Le satellite des Onze entra dans ce moment, et s'approcha de lui sans parler. Socrate lui dit: « Que voulez-vous?

LE SATELLITE.

Vous avertir de la part des magistrats...

SOCRATE.

Qu'il est temps de mourir. Mon ami, apportez le poison, s'il est broyé, et soyez le bienvenu.

LE SATELLITE, en se détournant et pleurant.

Les autres me maudissent; celui-ci me bénit.

CRITON.

Le soleil luit encore sur les montagnes.

SOCRATE.

Ceux qui diffèrent croient tout perdre à cesser de vivre; et moi, je crois y gagner. »

Alors, l'esclave qui portait la coupe entra. Socrate la reçut, et lui dit : « Homme de bien, que faut-il que je fasse; car vous savez cela?

L'esclave.

Boire, et vous promener jusqu'à ce que vous sentiez vos jambes s'appesantir.

SOCRATE.

Ne pourrait-on pas en répandre une goutte en action de grâces aux dieux?

L'esclave.
Nous n'en avons broyé que ce qu'il faut.

Socrate.

Il suffit... Nous pourrons du moins leur adresser une prière. »

Et tenant la coupe d'une main, et tournant ses regards vers le ciel, il dit:

« O dieux qui m'appelez, daignez m'accorder un heureux voyage! »

Après il garda le silence, et but.

Jusque-là, ses amis avaient eu la force de contenir leur douleur; mais lorsqu'il approcha la coupe de ses lèvres, ils n'en furent plus les maîtres.

Les uns s'enveloppèrent dans leur manteau. Criton s'était levé, et il errait dans la prison en poussant des cris. D'autres, immobiles et droits, regardaient Socrate dans un morne silence, et des larmes coulaient le long de leurs joues. Apollodore s'était assis sur les pieds du lit, le dos tourné à Socrate, et la bouche penchée sur ses mains, il étouffait ses sanglots.

Cependant Socrate se promenait, comme l'esclave le lui avait enjoint; et, en se promenant, il s'adressait à chacun d'eux, et les consolait.

Il disait à celui-ci : « Où est la fermeté, la philosophie, la vertu?... » A celui-là : « C'est pour cela que j'avais éloigné les femmes... » A tous : « Eh bien! Anyte et Mélite auront donc pu me faire du mal!... Mes amis, nous nous reverrons... Si vous vous affligez ainsi, vous n'en croyez rien. »

Cependant ses jambes s'appesantirent, et il se coucha sur son lit. Alors il recommanda sa mémoire à ses amis, et leur dit, d'une voix qui s'affaiblissait: « Dans un moment, je ne serai plus... C'est par vous qu'ils me jugeront... Ne reprochez ma mort aux Athéniens que par la sainteté de votre vie. »

Ses amis voulurent lui répondre; mais ils ne le purent : ils se mirent à pleurer*, et se turent.

L'esclave qui était au bas de son lit, lui prit les pieds et les lui serra; et Socrate, qui le regardait, lui dit:

« Je ne les sens plus. »

Un instant après, il lui prit les jambes et les lui serra; et Socrate qui le regardait, lui dit: « Je ne les sens plus. »

Alors ses yeux commencèrent à s'éteindre, ses lèvres et ses narines à se retirer, ses membres à s'affaisser, et l'ombre de la mort à se répandre sur toute sa personne. Sa respiration s'embarrassait, et on l'entendait à peine. Il dit à Criton qui était derrière lui:

« Criton, soulevez-moi un peu. »

Criton le souleva. Ses yeux se ranimèrent, et prenant un visage serein, et portant son action vers le ciel, il dit: « Je suis entre la terre et l'Elysée, a

Un moment après, ses yeux se couvrirent; et il dit à ses amis:

« Je ne vous vois plus... Parlez-moi... N'est-ce pas là la main d'Apollodore? »

On lui répondit que oui; et il la serra.

Alors il eut un mouvement convulsif, dont il revint avec un profond soupir; et il appela Criton. Criton se baissa : Socrate lui dit, et ce furent ses dernières paroles:

« Criton... sacrifiez au dieu de la santé... Je guéris. »

Cébès, qui était vis-à-vis de Socrate, reçut ses derniers regards, qui demeurèrent attachés sur lui; et Criton lui ferma la bouche et les yeux.

Voilà les circonstances qu'il faut employer. Disposez-en comme il vous plaira; mais conservez-les. Tout ce que vous mettriez à la place, sera faux et de nul effet. Peu de discours et beaucoup de mouvement. s<S Si le spectateur est au théâtre comme devant une toile, où des tableaux divers se succéderaient par enchantement, pourquoi le philosophe qui s'assied sur les pieds du lit de Socrate, et qui craint de le voir mourir, ne serait-il pas aussi pathétique sur la scène, que la femme et la fille d'Eudamidas dans le tableau du Poussin?

Appliquez les lois de la composition pittoresque à la pantomime, et vous verrez que ce sont les mêmes. - Dans une action réelle, à laquelle plusieurs personnes concourent, toutes se disposeront d'elles-mêmes de la manière la plus vraie; mais cette manière n'est pas toujours la plus avantageuse pour celui qui peint, ni la plus frappante pour celui qui regarde. De là, la nécessité pour le peintre d'altérer l'état naturel et de le réduire à un état artificiel : et n'en sera-t-il pas de même sur la scène?

Si cela est, quel art que celui de la déclamation! Lorsque chacun est maître de son rôle, il n'y a presque rien de fait. Il faut mettre les figures ensemble, les rapprocher ou les disperser, les isoler ou les grouper, et en tirer une succession de tableaux, tous composés d'une manière grande et vraie.

De quel secours le peintre ne serait-il pas à l'acteur, et l'acteur au peintre? Ce serait un moyen de perfectionner deux talents importants. Mais je jette ces vues pour ma satisfaction particulière et la vôtre. Je ne pense pas que nous aimions jamais assez les spectacles pour en venir là.

Une des principales différences du roman domestique et du ; drame, c'est que le roman suit le geste et la pantomime dans |tous leurs détails; que l'auteur s'attache principalement à peindre et les mouvements et les impressions : au lieu que le poëte dramatique n'en jette qu'un mot en passant.

« Mais ce mot coupe le dialogue, le ralentit et le trouble. »

Oui, quand il est mal placé ou mal choisi.

J'avoue cependant que, si la pantomime était portée sur la scène à un haut point de perfection, on pourrait souvent se dispenser de l'écrire : et c'est la raison peut-être pour laquelle les Anciens ne l'ont pas fait. Mais, parmi nous, comment le lecteur, je parle même de celui qui a quelque habitude du théâtre, la suppléera-t-il en lisant, puisqu'il ne la voit jamais dans le jeu? Serait-il plus acteur qu'un comédien par état?

La pantomime serait établie sur nos théâtres, qu'un poëte qui ne fait pas représenter ses pièces, sera froid et quelquefois inintelligible, s'il n'écrit pas le jeu. N'est-ce pas pour un lecteur un surcroît de plaisir, que de connaître le jeu, tel que le poëte l'a conçu? Et, accoutumés comme nous le sommes, à une déclamation maniérée, symétrisée et si éloignée de la vérité, y a-t-il beaucoup de personnes qui puissent s'en passer?

La pantomime est le tableau qui existait dans l'imagination du poëte, lorsqu'il écrivait; et qu'il voudrait que la scène montrât à chaque instant lorsqu'on le joue. C'est la manière la plus simple d'apprendre au public ce qu'il est en droit d'exiger de ses comédiens. Le poëte vous dit : Comparez ce jeu avec celui de vos acteurs; et jugez.

Au reste, quand j'écris la pantomime, c'est comme si je m'adressais en ces mots au comédien : C'est ainsi que je déclame, voilà les choses comme elles se passaient dans mon imagination, lorsque je composais. Mais je ne suis ni assez vain pour croire qu'on ne puisse pas mieux déclamer que moi, ni assez imbécile pour réduire un homme de génie à l'état machinal.

On propose un sujet à peindre à plusieurs artistes; chacun le médite et l'exécute à sa manière, et il sort de leurs ateliers autant de tableaux différents. Mais on remarque à tous quelques beautés particulières.

Je dis plus. Parcourez nos galeries, et faites-vous montrer les morceaux où l'amateur a prétendu commander à l'artiste, et disposer de ses figures. Sur le grand nombre, à peine en trouverez-vous deux ou trois, où les idées de l'un se soient tellement accordées avec le talent de l'autre, que l'ouvrage n'en ait pas souffert.

Acteurs, jouissez donc de vos droits; faites ce que le moment et votre talent vous inspireront. Si vous êtes de chair, si vous avez des entrailles, tout ira bien, sans que je m'en mêle; et j'aurai beau m'en mêler, tout ira mal, si vous êtes de marbre ou de bois.

Qu'un poëte ait ou n'ait pas écrit la pantomime, je reconnaîtrai, du premier coup, s'il a composé ou non d'après elle. La conduite de sa pièce ne sera pas la même; les scènes auront un tout autre tour; son dialogue s'en ressentira. Si c'est l'art d'imaginer des tableaux, doit-on le supposer à tout le monde; et tous nos poëtes dramatiques l'ont-ils possédé?

Une expérience à faire, ce serait de composer un ouvrage dramatique, et de proposer ensuite d'en écrire la pantomime à ceux qui traitent ce soin de superflu. Combien ils y feraient d'inepties?

Il est facile de critiquer juste; et difficile d'exécuter médiocrement. Serait-il donc si déraisonnable d'exiger que, par quelque ouvrage d'importance, nos juges montrassent qu'ils en savent du moins autant que nous?






XXII. Des Auteurs Et Des Critiques.

Les voyageurs parlent d'une espèce d'hommes sauvages, qui soudlent au passant des aiguilles empoisonnées. C'est l'image de nos critiques.

Cette comparaison vous paraît-elle outrée? Convenez du moins qu'ils ressemblent assez à un solitaire qui vivait au fond d'une vallée que des collines environnaient de toutes parts. Cet espace borné était l'univers pour lui. En tournant sur un pied, et parcourant d'un coup d'oeil son étroit horizon, il s'écriait : Je sais tout; j'ai tout vu. Mais tenté un jour de se mettre en marche, et d'approcher de quelques objets qui se dérobaient à sa vue, il grimpe au sommet d'une de ces collines. Quel ne fut pas son étonnement, lorsqu'il vit un espace immense se développer audessus de sa tête et devant lui? Alors, changeant de discours, il dit : Je ne sais rien; je n'ai rien vu.

J'ai dit que nos critiques ressemblaient à cet homme ; je me suis trompé, ils restent au fond de leur cahute, et ne perdent jamais la haute opinion qu'ils ont d'eux.

Le rôle d'un auteur est un rôle assez vain; c'est celui d'un homme qui se croit en état de donner des leçons au public. Et le rôle du critique? Il est bien plus vain encore; c'est celui d'un homme qui se croit en état de donner des leçons à celui qui se croit en état d'en donner au public.

L'auteur dit : Messieurs, écoutez-moi; car je suis votre maître. Et le critique : C'est moi, messieurs, qu'il faut écouter; car je suis le maître de vos maîtres. Pour le public, il prend son parti. Si l'ouvrage de l'auteur est mauvais, il s'en moque, ainsi que des observations du critique, si elles sont fausses.

Le critique s'écrie après cela : O temps! O mœurs ! Le goût est perdu! et le voilà consolé.

L'auteur, de son côté, accuse les spectateurs, les acteurs et la cabale. Il en appelle à ses amis; il leur a lu sa pièce, avant que de la donner au théâtre : elle devait aller aux nues. Mais vos amis aveuglés ou pusillanimes n'ont pas osé vous dire qu'elle était sans conduite, sans caractères et sans style; et croyez-moi, le public ne se trompe guère. Votre pièce est tombée, parce qu'elle est mauvaise.

« Mais le Misanthrope n'a-t-il pas chancelé? »

Il est vrai. O qu'il est doux, après un malheur, d'avoir pour soi cet exemple! Si je monte jamais sur la scène, et que j'en sois chassé par les sifflets, je compte bien me le rappeler aussi.

La critique en use bien diversement avec les vivants et les morts. Un auteur est-il mort? Elle s'occupe à relever ses qualités, et à pallier ses défauts. Est-il vivant? c'est le contraire; ce sont ses défauts qu'elle relève, et ses qualités qu'elle oublie. Et il y a quelque raison à cela : on peut corriger les vivants; et les morts sont sans ressource.

Cependant, le censeur le plus sévère d'un ouvrage, c'est l'auteur. Combien il se donne de peines pour lui seul! C'est lui qui connaît le vice secret; et ce n'est presque jamais là, que le critique pose le doigt. Cela m'a souvent rappelé le mot d'un philosophe: « Ils disent du mal de moi? Ah ! s'ils me connaissaient, comme je me connais1 !... »

Les auteurs et les critiques anciens commençaient par s'instruire; ils n'entraient dans la carrière des lettres, qu'au sortir des écoles de la philosophie. Combien de temps l'auteur n'avaitil pas gardé son ouvrage avant que de l'exposer au public? De là cette correction, qui ne peut être que l'effet des conseils, de la lime et du temps.

Nous nous pressons trop de paraître; et nous n'étions peut

1. Épictète a dit : 'Eâv Tîî Boi àwpfi^rt, ôti 6 Kivot oc xaxû; Mftt, à-naï-oyau icpôç Ta Uyfiéwaf àXX' àiroxpîvou, Siôn, 'H^vici fàp Ta a\\a Ta JtpoaôvTa |ux xaxà, Ctcci oOx àv TaÛTa IXtyii. (br.)

être ni assez éclairés, ni assez gens de bien, quand nous avons pris la plume.

Si le système moral est corrompu, il faut que le goût soit faux.

La vérité et la vertu sont les amies des beaux-arts. Voulezvous être auteur? voulez-vous être critique? commencez par être homme de bien. Qu'attendre de celui qui ne peut s'affecter profondément? et de quoi m'affecterais-je profondément, sinon de la vérité et de la vertu, les deux choses les plus puissantes de la nature?

Si l'on m'assure qu'un homme est avare, j'aurai peine à croire qu'il produise quelque chose de grand. Ce vice rapetisse l'esprit et rétrécit le cœur. Les malheurs publics ne sont rien pour l'avare. Quelquefois il s'en réjouit. Il est dur. Comment s'élèvera-t-il à quelque chose de sublime? il est sans cesse courbé sur un coffre-fort. Il ignore la vitesse du temps et la brièveté de la vie. Concentré en lui-même, il est étranger à la bienfaisance. Le bonheur de son semblable n'est rien à ses yeux, en comparaison d'un petit morceau de métal jaune. Il n'a jamais connu le plaisir de donner à celui qui manque, de soulager celui qui souffre, et de pleurer avec celui qui pleure. Il est mauvais père, mauvais fils, mauvais ami, mauvais citoyen. Dans la nécessité de s'excuser son vice à lui-même, il s'est fait un système qui immole' tous les devoirs à sa passion. S'il se proposait de peindre la commisération, la libéralité, l'hospitalité, l'amour de la patrie, celui du genre humain, où en trouverat-il les couleurs? Il a pensé, dans le fond de son cœur, que ces qualités ne sont que des travers et des folies.

Après l'avare, dont tous les moyens sont vils et petits, et qui n'oserait pas même tenter un grand crime pour avoir de l'argent, l'homme du génie le plus étroit et le plus capable de faire des maux, le moins touché du vrai, du bon et du beau, c'est le superstitieux.

Après le superstitieux, c'est l'hypocrite. Le superstitieux a la vue trouble; et l'hypocrite a le cœur faux.

Si vous êtes bien né, si la nature vous a donné un esprit droit et un cœur sensible, fuyez pour un temps la société des hommes; allez vous étudier vous-même. Comment l'instrument rendra-t-il une juste harmonie, s'il est désaccordé? Faites-vous des notions exactes des choses; comparez votre conduite avec vos devoirs; rendez-vous homme de bien, et ne croyez pas que ce travail et ce temps si bien employés pour l'homme soient perdus pour l'auteur. Il rejaillira, de la perfection morale que vous aurez établie dans votre caractère et dans vos mœurs, une nuance de grandeur et de justice qui se répandra sur tout ce que vous écrirez. Si vous avez le vice à peindre, sachez une fois combien il est contraire à l'ordre général et au bonheur public et particulier; et vous le peindrez fortement. Si c'est la vertu, comment en parlerez-vous d'une manière à la faire aimer aux autres, si vous n'en êtes pas transporté? De retour parmi les hommes, écoutez beaucoup ceux qui parlent bien; et parlezvous souvent à vous-même.

Mon ami, vous connaissez Ariste1 ; c'est de lui que je tiens ce que je vais vous en raconter. Il avait alors quarante ans. Il s'était particulièrement livré à l'étude de la philosophie. On l'avait surnommé le philosophe, parce qu'il était né sans ambition, qu'il avait l'âme honnête, et que l'envie n'en avait jamais altéré la douceur et la paix. Du reste, grave dans son maintien, sévère dans ses mœurs, austère et simple dans ses discours, le manteau d'un ancien philosophie était presque la seule chose qui lui manquât; car il était pauvre, et content de sa pauvreté.

Un jour qu'il s'était proposé de passer avec ses amis quelques heures à s'entretenir sur les lettres ou sur la morale, car il n'aimait pas à parler des affaires publiques, ils étaient absents, et il prit le parti de se promener seul.

Il fréquentait peu les endroits où les hommes s'assemblent. Les lieux écartés lui plaisaient davantage. Il allait en rêvant et voici ce qu'il se disait:

J'ai quarante ans. J'ai beaucoup étudié; on m'appelle le philosophe. Si cependant il se présentait ici quelqu'un qui me dît : Ariste, qu'est-ce que le vrai, le bon et le beau? aurais-je ma réponse prête? Non. Gomment, Ariste, vous ne savez pas ce que c'est que le vrai, le bon et le beau; et vous souffrez qu'on vous appelle le philosophe!

Après quelques réflexions sur la vanité des éloges qu'on pro

\. Dans Ariste il sera facile de reconnaître Diderot. (br.)

digue sans connaissance, et qu'on accepte sans pudeur, il se mit à rechercher l'origine de ces idées fondamentales de notre conduite et de nos jugements; et voici comment il continua de raisonner avec lui-même.

Il n'y a peut-être pas, dans l'espèce humaine entière, deux individus qui aient quelque ressemblance approchée. L'organisation générale, les sens, la figure extérieure, les viscères, ont leur variété. Les fibres, les muscles, les solides, les fluides, ont leur variété. L'esprit, l'imagination, la mémoire, les idées, les vérités, les préjugés, les aliments, les exercices, les connaissances, les états, l'éducation, les goûts, la fortune, les talents, ont leur variété. Les objets, les climats, les mœurs, les lois, les coutumes, les usages, les gouvernements, les religions, ont leur variété. Comment serait-il donc possible que deux hommes eussent précisément un même goût, ou les mêmes notions du vrai, du bon et du beau? La différence de la vie et la variété des événements suffiraient seules pour en mettre dans les jugements.

Ce n'est pas tout. Dans un même homme, tout est dans une vicissitude perpétuelle, soit qu'on le considère au physique, soit qu'on le considère au moral; la peine succède au plaisir, le plaisir à la peine; la santé à la maladie, la maladie à la santé. Ce n'est que par la mémoire que nous sommes un même individu pour les autres et pour nous-mêmes. Il ne me reste peutêtre pas, à l'âge que j'ai, une seule molécule du corps que j'apportai en naissant. J'ignore le terme prescrit à ma durée; mais lorsque le moment de rendre ce corps à la terre sera venu, il ne lui restera peut-être pas une des molécules qu'il a. L'âme en différentes périodes de la vie, ne se ressemble pas davantage. Je balbutiais dans l'enfance ; je crois raisonner à présent; mais tout en raisonnant , le temps passe et je m'en retourne à la balbutie. Telle est ma condition et celle de tous. Comment serait-il donc possible qu'il y en eût un seul d'entre nous qui conservât pendant toute la durée de son existence le même goût, et qui portât les mêmes jugements du vrai, du bon et du beau? Les révolutions, causées par le chagrin et par la méchanceté des hommes, suffiraient seules pour altérer ses jugements.

L'homme est-il donc condamné à n'être d'accord ni avec ses semblables, ni avec lui-même, sur les seuls objets qu'il lui importe de connaître, la vérité, la bonté, la beauté? Sont-ce là des choses locales, momentanées et arbitraires, des mots vides de sens? N'y a-t-il rien qui soit tel? Une chose est-elle vraie, bonne et belle, quand elle me le paraît? Et toutes nos disputes sur le goût se résoudraient-elles enfin à cette proposition : nous sommes, vous et moi, deux êtres différents; et moi-même, je ne suis jamais dans un instant ce que j'étais dans un autre?

Ici Ariste fit une pause, puis il reprit:

Il est certain qu'il n'y aura point de terme à nos disputes, tant que chacun se prendra soi-même pour modèle et pour juge. Il y aura autant de mesures que d'hommes, et le même homme aura autant de modules différents que de périodes sensiblement différents dans son existence.

Cela me suffit, ce me semble, pour sentir la nécessité de chercher une mesure, un module hors de moi. Tant que cette recherche ne sera pas faite, la plupart de mes jugements seront faux et tous seront incertains.

Mais où prendre la mesure invariable que je cherche et qui me manque?... Dans un homme idéal que je me formerai, auquel je présenterai les objets, qui prononcera, et dont je me bornerai à n'être que l'écho fidèle?... Mais cet homme sera mon ouvrage... Qu'importe, si je le crée d'après des éléments constants... Et ces éléments constants, où sont-ils?... Dans la nature?... Soit, mais comment les rassembler?... La chose est difficile, mais est-elle impossible?... Quand je ne pourrais espérer de me former un modèle accompli, serais-je dispensé d'essayer?... Non... Essayons donc... Mais si le modèle debeauté auquel les anciens sculpteurs rapportèrent dans la suite tous leurs ouvrages, leur coûta tant d'observations, d'études et de peines, à quoi m'engagé-je?... Il le faut pourtant, ou s'entendre toujours appeler Ariste le philosophe, et rougir.

Dans cet endroit, Ariste fit une seconde pause un peu plus longue que la première, après laquelle il continua:

Je vois du premier coup d'œil, que l'homme idéal que je cherche étant un composé comme moi, les anciens sculpteurs, en déterminant les proportions qui leur ont paru les plus belles, ont fait une partie de mon modèle... Oui. Prenons cette statue, et animons-la... Donnons-lui les organes les plus parfaits que l'homme puisse avoir. Douons-la de toutes les qualités qu'il est donné à un mortel de posséder, et notre modèle idéal sera fait... Sans doute... Mais quelle étude! quel travail! Combien de connaissances physiques, naturelles et morales à acquérir! Je ne connais aucune science, aucun art dans lequel il ne me fallût être profondément versé... Aussi aurais-je le modèle idéal de toute vérité, de toute bonté et de toute beauté... Mais ce modèle général idéal est impossible à former, à moins que les dieux ne m'accordent leur intelligence, et ne me promettent leur éternité: me voilà donc retombé dans les incertitudes, d'où je me proposais de sortir.

Ariste, triste et pensif, s'arrêta encore dans cet endroit.

Mais pourquoi, reprit-il après un moment de silence, n'imiterais-je pas aussi les sculpteurs? Ils se sont fait un modèle propre à leur état; et j'ai le mien... Que l'homme de lettres se fasse un modèle idéal de l'homme de lettres le plus accompli, et que ce soit par la bouche de cet homme qu'il juge les productions des autres et les siennes. Que le philosophe suive le même plan... Tout ce qui semblera bon et beau à ce modèle, le sera. Tout ce qui lui semblera faux, mauvais et difforme, le sera... Voilà l'organe de ses décisions... Le modèle idéal sera d'autant plus grand et plus sévère, qu'on étendra davantage ses connaissances... Il n'y a personne, et il ne peut y avoir personne, qui juge également bien en tout du vrai, du bon et du beau. Non: et si l'on entend par un homme de goût celui qui porte en luimême le modèle général idéal dé toute perfection, c'est une chimère.

Mais de ce modèle idéal qui est propre à mon état de philosophe, puisqu'on veut m'appeler ainsi, quel usage ferai-je quand je l'aurai? Le même que les peintres et les sculpteurs ont fait de celui qu'ils avaient. Je le modifierai selon les circonstances. Voilà la seconde étude à laquelle il faudra que je me livre.

L'étude courbe l'homme de lettres. L'exercice affermit la démarche, et relève la tête du soldat. L'habitude de porter des fardeaux affaisse les reins du crocheteur. La femme grosse renverse sa tête en arrière. L'homme bossu dispose ses membres autrement que l'homme droit. Voilà les observations qui, multipliées à l'infini, forment le statuaire, et lui apprennent à altérer, fortifier, affaiblir, défigurer et réduire son modèle idéal, de l'état de nature à tel autre état qu'il lui plaît.

C'est l'élude des passions, des mœurs, des caractères, des usages, qui apprendra au peintre de l'homme à altérer son modèle, et à le réduire de l'état d'homme à celui d'homme bon ou méchant, tranquille ou colère.

C'est ainsi que d'un seul simulacre, il émanera une variété infinie de représentations différentes, qui couvriront la scène et la toile. Est-ce un poëte? Est-ce un poëte qui compose? Compose-t-il une satire ou un hymne? Si c'est une satire, il aura l'œil farouche, la tête renfoncée entre les épaules, la bouche fermée, les dents serrées, la respiration contrainte et étouffée: c'est un furieux. Est-ce un hymne? Il aura la tête élevée, la bouche entr'ouverte, les yeux tournés vers le ciel, l'air du transport et de l'extase, la respiration haletante : c'est un enthousiaste. Et la joie de ces deux hommes, après le succès, n'aurat-elle pas des caractères différents?

Après cet entretien avec lui-même, Ariste conçut qu'il avait encore beaucoup à apprendre. Il rentra chez lui. Il s'y renferma pendant une quinzaine d'années. Il se livra à l'histoire, à la philosophie, à la morale, aux sciences et aux arts; et il fut à cinquante-cinq ans homme de bien, homme instruit, homme de goût, grand auteur et critique excellent.








































































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最終更新:2011年09月23日 11:09